LA MAISON DE BERNARDA ALBA

Article publié dans la Lettre n° 384
du 15 juin 2015


LA MAISON DE BERNARDA ALBA de Federico García Lorca. Traduction Fabrice Melquiot. Mise en scène Lilo Baur avec Claude Mathieu, Véronique Vella ou Anne Kessler, Cécile Brune, Sylvia Bergé, Florence Viala, Coraly Zahonero, Elsa Lepoivre, Adeline d’Hermy, Jennifer Decker, Elliot Jenicot, Clair De La Rüe Du Can et six élèves comédiens.
Le glas qui appelle à la messe d’enterrement du père résonne encore aux tempes de toute la maisonnée lorsque Bernarda, plus despotique que son second mari, annonce à ses cinq filles un deuil de huit ans. Cette décision qui leur enlève tout espoir de mariage n’atteint pas Angustias, l’aînée. Issue d’un premier mariage, elle est la seule à être dotée d’une fortune conséquente. Promise à Pepe el Romano, celui-ci va faire sa demande incessamment. Une chape de plomb se referme alors sur trois générations de femmes, la grand-mère María-Josefa, Bernarda et ses filles. Les journées sont occupées par les travaux de couture, confectionner la robe de la future mariée ou, pour les autres, le trousseau d’une noce dorénavant plus qu’improbable. Chaque fille vit ce temps de deuil selon son caractère. Dans un huis clos étouffant, les sentiments s’exacerbent. On s’épie, on se surveille, on se dénonce. Parmi elles, Adela, la cadette, amoureuse de Pepe, se rebelle. Malgré une surveillance de tous les instants, elle va braver l’interdit, enfreindre les règles les plus puissantes de l’honneur et vivre sa liberté revendiquée plutôt que de laisser enterrer sa jeunesse.
La maison de Bernarda Alba est la dernière pièce de Federico García Lorca, écrite en juin 1936, à l’aube de la guerre civile, trois mois avant son assassinat. Dernière pièce d’un triptyque composé de Noces de sang et de Yerma, son action se situe dans les années trente en Andalousie. L’auteur y dénonce le poids des traditions et des superstitions à une époque régie par un code de l’honneur ancestral, plus que jamais en vigueur. Ce code est ici imposé par une veuve devenue chef de famille, aux décisions bien plus exigeantes. Loin d’adoucir leur sort, elles condamnent ses filles à un destin où toute présence masculine est définitivement bannie, où seul l’héritage reçu peut sortir de sa condition celle qui le possède.
Federico García Lorca disait vouloir faire de cette pièce « un documentaire photographique ». Il s’agit bien là d’une radiographie de trois générations de femmes dans un contexte spécifique de l’Espagne. María-Josefa, la grand-mère de quatre-vingts ans, que son esprit dérangé emporte dans la quête d’un bonheur passé, celui du fiancé espéré, des maisons ouvertes, des voisines entourées d’enfants, des époux assis à bavarder sur le seuil des demeures. Bernarda, la mère, dépositaire d’une tradition séculaire, qui encourage la lapidation d’une fille-mère, tout comme certaines de ses filles. Cautionnant ainsi ce châtiment barbare, celles-ci en transmettront à leur tour l’acceptation plutôt que de le combattre. Revendiquant son indépendance, Adela les affronte seule.
Fabrice Melquiot traduit bien les moments de violence où chacune crache son désespoir, sa jalousie et sa haine, ceux d’une sensualité et d’une incomparable poésie qui firent la renommée de Lorca. Le décor est le parfait reflet de l’enfermement subi, immense moucharabieh dont les fenêtres, éclairées par la lumière des chambres le soir, sont le seul cadre de liberté ouvert sur l’espace extérieur interdit, d’où Adela s’échappe pour vivre sa liberté volée. La mise en scène se love dans ce gynécée obscur, malgré la convivialité fugace d’un repas pris dans le patio familial, où seules les rumeurs du village parviennent aux oreilles des filles, où les hommes sont réduits à des ombres qui passent… Elle offre aussi de superbes moments. L’étreinte passionnelle des deux amoureux dans un nuage de plumes, duo d’une émouvante beauté dansé par Adeline d’Hermy et Elliot Jenicot, ou la dernière scène si brève et si tragique de l’ultime rébellion d’Adela qui signe là, celle de toutes les femmes. L’orientalisme du décor rappelle une Andalousie à jamais marquée par près de huit siècles indélébiles de domination arabe, il renvoie à des us et coutumes moyenâgeux d’une sinistre actualité. MP.P. Comédie Française 1er.


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