LES GÉANTS DE LA MONTAGNE

Article publié dans la Lettre n° 385
du 21 septembre 2015


LES GÉANTS DE LA MONTAGNE de Luigi Pirandello. Mise en scène Stéphane Braunschweig avec John Arnold, Elsa Bouchain, Cécile Coustillac, Daria Deflorian, Claude Duparfait, Julien Geffroy, Laurent Lévy, Thierry Paret, Romain Pierre, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Marie Schmitt, Jean-Baptiste Verquin, Jean-Philippe Vidal.
Il veut rêver, elle veut jouer. Il choisit le retrait loin d’un monde qui nie la Poésie, elle s’acharne, même jusqu’à la ruine et la mendicité, à dire cette Fable en laquelle elle place l’adresse du théâtre au monde, même si celui-ci la rejette et met en péril l’existence même de cette voix, la sienne et celle de ceux qui jouent avec et autour d’elle.
Peut-on, comme le magicien Cotrone, protéger les rêves contre la médiocrité de la foule ignare, même dans la menace des géants proches ? L’ imaginaire si séduisant de Cotrone ne risque-t-il pas de les enfermer, lui et ses poissards ? Doit-on, comme Ilse, porter la force vivante de la parole théâtrale, au prix de sa propre vie et de la survie de la troupe qu’elle entraîne dans son intransigeance ? Qui sont les géants dont on ne perçoit que le grondement terrifiant ? Devant une ambiguïté jamais levée par Pirandello, le spectateur reste aux limites de la vie, dans la nuit qui rêve.
L’ espace scénique porte cette duplicité entretenue, à la fois vaste et dépouillé, lieu de courses effrénées et de no man’s land entre réalité de là-bas, entrevue dans ceux qui en arrivent, et étrangeté d’un petit monde au bord de l’aliénation asphyxiante où évoluent les bouffons de Cotrone, comme en vitrine d’eux-mêmes. La représentation s’ouvre à la fois sur une obscurité menaçante et sur l’artifice violent des néons, où s’agitent d’improbables fantoches, et donnerait à penser à une farce asilaire, zébrée de vociférations et de plaintes, d’élucubrations musicales à la limite de la cacophonie. L’arrivée des intrus, Ilse et sa troupe, provoque une hystérie accrue. Tout est conçu pour déconcerter le spectateur, le déranger dans des choix de sympathie trop immédiats. On oscille entre les à-peu-près gouailleurs de bouffons shakespeariens et la fièvre tragique d’Ilse, entre le récit saccadé des refus de la comtesse et des malheurs financiers de la troupe et la mise en abîme de la pièce qui a causé cette ruine, La Fable de l’enfant échangé qu’Ilse répète dans un jeu halluciné. Cernés tant par les poissards qui piaillent que par les acteurs accueillis mais inquiets, Cromo est loyal mais réaliste, le comte serine son trop d’amour, son épouse égrène rires et pleurs aux limites de la démence. Cotrone, le magicien lourd de secrets, crée les sortilèges et invente la vérité. La fantasmagorie s’illustre encore davantage lorsqu’apparaissent, en projection, d’inquiétants et gigantesques pantins, matelots et poupées, ou encore le cortège de fantômes autour de l’Ange Cent-Un.
Formidable hymne à la Poésie et à la liberté sans entrave de l’imagination dépouillée de ses chaînes matérielles, le petit monde de Cotrone, dans sa fantaisie débridée, résonne néanmoins du grondement des géants, et Ilse en ressent l’asphyxie, le moins que je puisse faire, c’est m’enfuir. Aux acteurs errants, Cotrone offre l’assurance d’une représentation, mais sans public. Or Ilse ne peut se résigner à déserter le monde des hommes, qui sont sa raison de vivre théâtrale. A cette aporie en suspens, nulle réponse.
Le public s’ébroue, renvoyé sans ménagement à ses interrogations. Mais n’est-ce pas le rôle même du théâtre de se garder de répondre aux ambiguïtés qu’il soulève ? A.D. Théâtre de la Colline 20e.


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