EN ALLANT A SAINT IVES

Article publié dans la Lettre n° 261


EN ALLANT À SAINT IVES de Lee Blessing. Adaptation française François Bouchereau. Mise en scène Béatrice Agenin avec Béatrice Agenin, Yane Mareine.
Deux femmes autour d’une tasse de thé se font face. Une noire, une blanche, une africaine, une anglaise. Cora est ophtalmologue. Elle doit opérer Mary d’un glaucome le lendemain, une opération assez délicate. Quel point commun ont-elles, elles que tout sépare, à part peut-être le joli service à thé bleu de chine dont se sert Cora? Celui d’avoir eu la douleur d’être mère. Cora ne se remet pas de la mort de son fils de sept ans, décédé accidentellement sur une petite route américaine, un jour de match. Mary ne se remet pas d’être la mère d’un tyran d’un petit empire africain qui « tue comme on déboise » pour reprendre les termes de Saint-Exupéry qui illustrait ainsi l’horreur de la guerre civile espagnole.
Le pays de Mary n’est pourtant pas en guerre ouverte mais il flotte dans l’air et dans les regards une odeur de mort, de massacre et de sang qu’elle ne peut plus supporter. Responsable d’avoir donné le jour à ce fils pourtant si beau autrefois, il lui semble être la complice de son bras assassin. Cora a une requête à lui formuler. Son mari ne lui pardonne pas la mort de leur enfant. Or il se trouve que quatre médecins américains sont prisonniers du tyran. Accusés de n’avoir pas réanimé, pour abréger leurs souffrances, des traîtres au régime torturés, ils vont être condamnés à mort. Cora voudrait sauver les compatriotes de son mari qui prend très mal cette condamnation et Mary est la seule qui puisse l’aider. Mais pour celle-ci, son fils est aussi son maître et son chef absolu. Il lui sera très difficile d’obtenir la grâce des condamnés. A moins que Cora ne fasse aussi un geste pour elle. Elle a une requête : « là d’où je viens, les faveurs ont un prix ». « Je veux que vous m’aidiez à tuer mon fils ». Horrifiée par ce marché, Cora refuse tout d’abord. Elle ne veut pas être la complice d’un meurtre. Elle est médecin, et elle l’est devenue car elle aimait la vie. Son métier est de la conserver non de la retirer. Et puis comment une mère peut en arriver à tuer son propre fils, même un tyran, alors qu’elle-même vit dans la douleur d’avoir provoquer sans le vouloir la mort du sien, accablée par les reproches ?
Des tractations s’engagent alors entre les deux femmes où chacune va argumenter selon ses origines, ses traditions mais aussi en tant que femme et mère. Jusqu’où va ce « douloureux amour » de l’être ? Jusqu’où se niche le sentiment de culpabilité? Est-il aussi insupportable d’appartenir à cette « confrérie particulière: les mères de tyrans » ? Aussi différent qu’il soit, chacune a dans le fond de son cœur un monstre qui l'étouffe et qu'il faut tuer.
Après ce résumé, il est presque superflu de mettre en relief la force de la pièce. Lee Blessing, auteur d’autres œuvres théâtrales dont A walk in the woods, montée à Versailles et Indépendance, jouée à Paris au Théâtre 13, y cerne en une heure et demie le destin de ce continent africain qui meurt dans des conditions effroyables, sous les yeux indifférents du reste du monde, enveloppé « dans un grand coma collectif ». De la colonisation aux guerres civiles, de la tyrannie aux massacres, de la condition féminine à l’excision, tous les sujets abordés éclaboussent la scène avec une formidable puissance. Cela ne l’empêche pas d’inclure au milieu de cette tragédie un magnifique monologue sur la vie et, à la fin, une formidable note d’espoir. François Bouchereau, adaptateur de la pièce, est auteur mais aussi médecin. Il a travaillé en Afrique. Il peut mieux que quiconque traduire les intentions de Lee Blessing, reprises par Béatrice Agenin dont la mise en scène est à la fois simple et efficace. Egalement interprète du rôle difficile de Cora, elle lui donne une formidable humanité. Yane Mareine lui fait face. Comédienne et chanteuse guadeloupéenne d’origine africaine, sa forte présence sur scène en impose. Elle est due en partie à sa formation: elle a travaillé des années durant autour des chants qui exaltent la culture africaine implantée par les esclaves sur leurs terres d’exil. Théâtre Marigny-Salle Popesco 8e.


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