EMBRASSER LES OMBRES

Article publié dans la Lettre n° 240


EMBRASSER LES OMBRES de Lars Norén. Traduction Per Nygren et Louis-Charles Sirjacq. Mise en scène Joël Jouanneau avec Catherine Hiegel, Andrzej Seweryn, Eric Génovèse, Mathieu Genet, Nicolas Wan Park.
La baie vitrée du salon donne sur l’océan. On entend au loin le bruit sourd des vagues. Eugène et Carlotta sont silencieux, lui enfermé dans un mutisme devenu quotidien, elle tentant d’amorcer un dialogue. Elle risque un conseil: « Il faut que tu manges correctement si tu veux vivre », puis se tait avant de poursuivre par un reproche. La question est là: Eugène O’ Neill a-t-il encore envie de vivre? N’a-t-il pas bâti ce cercle de silence autour de leur vie, afin de ne plus entendre les reproches et souffrir en silence de ne plus pouvoir écrire? L'auteur est imbu de lui-même, de sa carrière. Egoïste et lâche, il a vécu entre son talent et sa notoriété, sacrifiant sa femme et ses deux fils. Carlotta est venue se greffer sur sa vie. L’aime-t-il ou la hait-il? Aujourd’hui ses oeuvres ne sont plus jouées. Tennessee Williams ou Arthur Miller sont désormais les auteurs en vogue. Carlotta s’inquiète. De quoi vivra-t-elle si Eugène meurt? Elle a investi vingt ans de sa vie auprès de cet homme qu’elle a follement aimé, mais le constat est amer.
Eugène a soixante ans aujourd’hui. Shane et Eugène jr arrivent pour fêter son anniversaire. L’un boit, l’autre se drogue. Méprisant, Eugène leur reproche l’échec de leur vie, se défendant de toute responsabilité. Au rythme des pas silencieux de Saki, le domestique japonais, et sous le regard fixe d’Esteban, le singe empaillé, la journée s’écoule, explosive. Eugène a écrit le Long voyage vers la nuit, il n’a pas publié cette oeuvre sur son drame familial, mais demande à Eugène jr de lire le manuscrit.
Lars Norén a eu envie d’éclairer le soir de la vie d’Eugène O’Neill, moment où le dramaturge est le moins à son avantage, impotent et improductif afin d’étudier sa relation à ses enfants. Embrasser les ombres serait le titre d’un manuscrit qu’Eugène O’Neill aurait brûlé le jour de ses soixante ans ou du moins Lars Norén le lui fait écrire. Sa pièce met en scène un auteur qui atteint de la maladie de Parkinson ne peut plus créer :« Les idées ne me viennent pas si ma main ne court pas sur la feuille ». Une enfance malheureuse et l'insupportable maladie l'ont rendu aigri, il tente vainement d’échapper à des souvenirs qui ne peuvent que le culpabiliser.
La mise en scène de Joël Jouanneau, tout en nuances, met parfaitement en relief les drames vécus et les sentiments qui en découlent. Dans la Veillée, une autre pièce de l' auteur suédois, Catherine Hiegel, face à Roland Bertin, nous avait éblouis. Elle réalise aujourd’hui la même performance, remarquablement accompagnée par Andzrey Seweryn, Eugène odieux et pitoyable, et par Eric Génovèse et Mathieu Genet, excellemment émouvants dans les rôles des deux fils. Théâtre du Vieux-Colombier 6e.


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