CONFIDENCES A ALLAH

Article publié dans la Lettre n° 298


CONFIDENCES À ALLAH de Saphia Azzeddine. Mise en scène, scénographie et lumières Gérard Gelas avec Alice Belaïdi. Jbara est une jeune bergère de seize ans. Elle a quatre frères et trois sœurs. Elle est née à Tafafilt, autrement dit « dans le trou du cul du monde ». Excusez l’expression, mais cela met tout de suite dans l’ambiance. Elle ne sait pas encore qu’elle est belle, la notion de beauté, « c’est une notion de riche » et ses parents sont pauvres. Dans son bled, seul le travail que l’on produit compte. On ne l’a pas éduquée, tout juste bousculée ou engueulée et on lui a signifié que presque tout est interdit, haram. Cet interdit, elle le transgresse pourtant par gourmandise en se laissant posséder par Miloud, un berger, pour une minime récompense, un yaourt à la grenadine, le summum du plaisir. Pour ce plaisir-là, elle va sacrifier ce que les filles ont de plus précieux. Elle ne mâche pas ses mots Jbara pour expliquer ce que sont ces saillies brutales et sales. La poésie c’est comme la richesse, elle ne peut se payer le luxe d’en user. De fil en aiguille, Jbara conte sa vie. Elle regarde le mouvement du car de Belsouss qui passe et les milliers de silhouettes qu’il charrie, alors elle rêve qu’un jour, c’est elle qu’il emportera quelque part, vers Belsouss, ou peut-être plus loin encore. Elle Lui en veut un peu à Allah, le très beau, très miséricordieux et très glorieux, de l’avoir « laissée pourrir dans ce trou à rats ». Elle ne manque pas de le lui dire car elle n’a pas besoin d’intermédiaire. Elle lui parle du concret, lui demande pardon ou le supplie de faire « qu’il se passe quelque chose », car elle ne veut pas finir comme sa mère qui « a bossé toute sa vie » pour rien. Allah semble l’ignorer, surtout lorsqu’elle se met à vomir et que son ventre grossit. Alors elle crie à l’injustice, même si celle-ci ne parvient pas à entamer sa foi. Une valise rose à roulettes tombée du car va changer sa vie. Bannie de chez elle, Jbara va devenir Shéhérazade, la prostituée, puis Khadija, troisième femme d’un imam de soixante ans, séduit par ses yeux verts. Elle suit son destin, mue par la ferme résolution de s’en sortir, mais aussi et surtout par sa foi. Et c’est cette communication directe avec Allah, à qui elle justifie l’obligation d’un acte odieux ou répréhensible tout en lui demandant pardon, c’est cette foi jamais entamée qui lui feront supporter l’indicible pour exister enfin.
Le roman de Saphia Azzeddine est un monologue hallucinant porté par une rage impuissante, un témoignage sans concession sur l’oppression des femmes et l’abjection faite homme, mis en scène avec maestria par Gérard Gelas. Que peut-on faire sur une scène noire avec une petite estrade, une mince colonne qui s’élève vers les cintres, un rideau noir balayés par des jeux de lumières irréprochables ? Ce metteur en scène de génie nous en fait la brillante démonstration en dégageant du court roman les scènes les plus fortes, où le langage cru hurle sa douleur, sa fureur et son combat. Alice Belaïdi est l’interprète idéale. Ravissante, vive comme l’éclair, elle raconte dans une diction impeccable ce jihad qui semble tout à coup être devenu le sien, mime les scènes, se servant du rideau noir comme lizar, le chador des femmes arabes, ou revêtant jean et chaussures à semelles compensées, attributs plus aguichants. Elle est stupéfiante, proférant avec un naturel consommé dans un langage de charretier, une accumulation d’anecdotes effroyables dont certaines, parfois, sont relatées au compte-gouttes dans les journaux ou les romans, mais qui assénées d’un seul coup, vous explosent à la figure comme un brûlot qui tétanise. Du grand art ! Petit Montparnasse 14e.


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