A LA PORTE

Article publié dans la Lettre n° 266


A LA PORTE de Vincent Delecroix. Adaptation et mise en scène Marcel Bluwal avec Michel Aumont.
« Il est sorti derrière moi et il a claqué la porte. Il avait un train à prendre, il était pressé ». Les quatre petites phrases résonnent comme le glas et expriment le désarroi du professeur de philosophie, âgé de soixante-dix ans et à la notoriété internationale, qui se retrouve en plein hiver un dimanche matin à la porte de chez lui, seulement vêtu d’une veste, avec dans ses poches quelques billets, un paquet de cigarettes et un briquet. « Qu’est-ce que je peux faire » a bredouillé le jeune visiteur contrit d’avoir trop vite « claqué la porte ». Rien si ce n’est partir. Le voisin du dessus, le gardien et la sœur ont un double des clés. Mais le voisin est sorti, le gardien peu désireux d’ouvrir sa porte, et notre homme hésite à déranger sa sœur cadette, si gentille mais tellement occupée par sa galerie et par son mari dont elle a fait « l’acquisition » il y a quelques années. Alors il est sorti, « Dieu merci il faisait beau », puis s’est mis à arpenter le quartier de la gare du Nord, à remonter le boulevard Magenta, à s’asseoir à la terrasse d’un restaurant pour déjeuner afin de tuer le temps. Tout en déambulant, il soliloque sur « la mièvre crétinerie » qui bientôt « aura tout recouvert », sur les S.D.F ou les réfugiés ou encore sur les journalistes et « leur abyssale bêtise [qui] nomment communauté une non communication », en bref l’état des lieux d’un intellectuel aigri au crépuscule de sa vie. Mais tout à coup, tout se dérègle chez le vieil homme pris de vertige qui voit soudain à sa table son père mort depuis cinquante ans puis se retrouve honteusement nu, en pleine rue, tentant désespérément de trouver un téléphone pour appeler sa sœur au secours, croisant au passage sa fille morte, elle aussi, puis achevant sa course à la gare Saint-Lazare, assis dans un train en partance, le soleil déclinant.
Maître de conférences de philosophie à la Sorbonne, professeur de philosophie, traducteur de Kiekegaard et chroniqueur, Vincent Delecroix n’a pas encore atteint quarante ans mais a déjà publié quatre romans ainsi que plusieurs ouvrages philosophiques. Dans A la porte, publié en 2004, il décrit en une suite de scènes brillamment troussées, l’irrémédiable déclin d’un homme et à travers lui, celui d’un monde réduit à la médiocrité, face à l’effondrement de la pensée philosophique. Michel Aumont incarne ce personnage amer et plein d’animosité qui, entre réalité et cauchemar, erre dans la ville comme il erre dans sa tête, s’embourbant dans sa propre solitude. Grâce à une mise en scène aérienne, il évolue dans un décor presque nu, au gré du ballet des panneaux qui le forment et de celui de quelques chaises. Le public écoute, suspendu à ce monologue aux multiples inflexions, fasciné par ce comédien d’exception à la diction parfaite qui, sans cesse, change de ton selon les réflexions ou les mésaventures de son personnage.
Heureux est l’auteur qui peut entendre le texte qu’il a couché sur le papier avec tant de ferveur et de soin, livré dans toute sa beauté et sa perspicacité, sur une scène de théâtre, par un tel comédien. Théâtre de l’Oeuvre 9e.


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